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De la solidité de la solidarité

Tandis que les moeurs et doctrines politiques connaissent un discrédit en cette fin de siècle, les discours glorifiant l’éthique et les valeurs sont l’objet d’un engouement. On invoque sur un mode incantatoire des valeurs, hier encore, jugées désuètes. Voici qu’elles seraient bonnes par elles-mêmes. Il serait même chic de les arborer ! Ainsi de la civilité, du civisme, de la solidarité...

Si les valeurs morales et civiques se voient parées de tous les mérites face à l’action politique, suspecte de corruption, et ce sans considération de leur histoire, de la forme qu’elles revêtent ou des fins poursuivies en leur nom, quel sens pouvons-nous donner à la solidarité ?

Son invocation incessante en brouille le sens; la multiplicité des usages en accentue l’ambigüité. Un petit boulot est qualifié “d’emploi solidarité”, une cohésion visée : “une solidarité gouvernementale”, l’aide à un chômeur : “une allocation solidarité”, un prélèvement obligatoire : “un impôt solidarité sur la fortune”, un congé pour action humanitaire “un congé solidarité internationale”...

C’est que, dans ses usages les plus généraux, la solidarité peut se confondre avec le fait de la dépendance mutuelle propre à la vie en société. Socialité organisée et voulue, elle se ferait sociabilité, convivialité. Désignant une certaine cohésion sociale, les échanges assurant l’intégration de l’individu à la collectivité, la solidarité se contente de nommer le lien social.

Mais il est un usage fort ancien, hérité du droit romain, qui assimile la solidarité à l’obligation solidaire entre débiteurs. Cette obligation faite aux débiteurs de pallier la défection de l’un d’entre eux vis à vis d’un créancier commun (cf Code civil I.3, art.1200) se dit en latin “in solidum”, c’est à dire “etre tenu pour le tout”.

Les usages contemporains non juridiques du terme conservent cette idée d’un lien fondé sur une responsabilité commune à propos d’une dette. Si la religion relie les hommes dans la prière, la solidarité les relie dans et par l’action commune. La solidarité évoque aujourd’hui des formes d’action concertée. (On dit que “la solidarité s’organise”). Engagement actif dans le monde supposant une libre adhésion, la solidarité relie les hommes malgré les disparités et la dispersion individualiste. Cette fraternité recherchée dans l’action commune cesse d’être un fait pour devenir une valeur. Elle ne dit plus la simple cohésion mais, selon le cas, l’entr’aide, la confraternité, la mutualité. Elle vise l’unité, l’unification selon des liens réciproques. Bien qu’elle ait en vue la totalité, elle n’exige pas l’homogénéité. Elle vit des différences et de la liberté de l’engagement.

Les slogans revendiquent d’ailleurs cette unité. Les mousquetaires d’A. Dumas n’ont-ils pas pour devise “Un pour tous, tous pour un” ? C’est sur fond polémique que s’affirme l’unité. Contre qui ? Contre quoi ?

Mais sa fonction polémique ne suffit pas à lui conférer une valeur. Un clan, un gang peuvent en appeler à la solidarité entre leurs membres. Aussi le but de l’action et ses formes sont-ils des aspects essentiels de sa valeur. La solidarité peut être une réponse polémique face à ce qui enferme, discrimine, sépare. Qu’on se souvienne de ce syndicat polonais portant précisément le nom de “Solidarité” devant l’histoire en 1981.

La solidarité n’a pas toujours existé. Elle appartient à la culture politique du 19è siècle. Son “inventeur” en fut P. Leroux. C’est une valeur laïque qui fait référence à une conception de l’homme, du citoyen, de la science et de l’histoire qui se sont constituées avec la philosophie des Lumières.

Elle fut annoncée cependant par la symbolique du Bon Samaritain. La pratique religieuse de la charité chrétienne la précède, puis les philanthropiques “secours” aux prudents calculs! (l’assistance aux pauvres, les “Oeuvres” de l’Impératrice!)

La solidarité est ainsi nommée et instituée comme valeur à la fin du 19è siècle (1898) dans le mutualisme. Dès lors, “Les riches sont redevables aux pauvres, qui font partie de la société. La Charité qui est un choix doit être remplacée par la solidarité qui est un droit” écrit L. Bourgeois.

Avec la République, la solidarité conquiert au début de ce siècle sa légitimité politique. La cohésion et la réciprocité passent par la loi. A l’exhortation aux vertus caritatives va succéder l’éducation civique à l’école. La solidarité est devenue l’affaire de l’Etat républicain qui en contrôle et en stabilise les formes.

Aujourd’hui, en marge des institutions et initiatives des Etats, ce sont surtout les Organisations humanitaires qui symbolisent l’action solidaire, parfois dans des mises en scène médiatiques.

Mais ne demeure-t-il pas une certaine tension entre l’humanitaire et la solidarité ? La publicité pour les Restos du coeur évoque bien la chaîne de l’entr’aide dans ses appels télévisés : “C’est parce qu’ils comptent sur nous qu’on compte sur vous”. Il y a “nous”, il y a “vous” et il y a “eux”, ceux qui agissent, relayés par ceux qui donnent, pour ceux qui sont dans le besoin : les “exclus”, les “victimes”. L’humanitaire doit faire face à l’urgence d’appels vitaux sans pouvoir traiter les différends qui sont à la racine de l’urgence.

Plus le mobile de l’action humanitaire est proche de la pitié, de la compassion, plus elle s’éloigne de la culture de la solidarité inscrivant l’action dans le champ politique. La faim n’est pas un “fléau”. Les “victimes” sont des exclus. La question de leurs droits et de leur statut de citoyen se pose. Sans nier la valeur morale d’un mouvement de compassion, notons sa vulnérabilité aux variations de l’émotion et aux effets médiatiques. Tel média peut se muer, pour un jour, en relai de l’organisation humanitaire. Cet humanitaire médiatique, dans l’urgence, par facilité et pour l’efficacité, ramène la solidarité -vertu politique- sur le terrain de l’empathie et de sa traduction en geste caritatif.

Or, c’est dans la solidarité que l’action généreuse peut trouver tout son sens. Elle reconnaît un statut de sujet-citoyen à celui qui est aidé, elle lui donne les moyens de s’émanciper de l’aide. Elle lui reconnaît donc la capacité à agir sur sa vie, techniquement et politiquement. Si la compassion vaut toujours mieux que l’indifférence, elle demeure une disposition fragile, pas nécessairement clairvoyante ou juste. Or, la solidarité n’est-elle pas d’abord ce chantier où s’essaient des formules de justice et de fraternité ?

Marc HOMINAL

De la solidité de la solidarité