La ROUMANIE et les ADDUCTIONS d'EAU RURALES
Il serait présomptueux de vouloir tirer des conclusions péremptoires de trois missions effectuées en Roumanie entre septembre 1995 et mai 1997. Il paraît néanmoins intéressant de livrer ci-après quelques réflexions puisqu'il s'agit en l'occurrence d'interventions dans un cadre foncièrement différent de celui dans lequel s'effectuent habituellement les actions d'HSF, à savoir les pays en voie de développement.
La Roumanie des années 1990
Comme les autres pays de l'Europe centrale et orientale (les PECO dans le jargon des intervenants officiels de l'Ouest), la Roumanie est en train de modifier de tout au tout son système politique, économique et social. Des partis politiques se sont créés, des assemblées élues démocratiquement commencent à fonctionner, l'appareil de production, totalement étatisé il y a peu de temps encore et largement obsolète, est progressivement démantelé et privatisé pour faire place à un système de production privé. Un engouement énorme se manifeste pour le petit commerce, censé apporter un enrichissement rapide à ceux qui osent se lancer dans l'aventure. La vie courante est pleine des paradoxes d'une société qui vit entre deux systèmes. Par exemple, on ne peut s'empêcher de sourire en observant à l'étalage des bouquinistes des livres tout récents de sciences économiques exposant les "lois" du marché rédigés par des professeurs d'université quand on songe à ce que devait être leurs cours il y a quelques années seulement. De même, la grande faveur dont bénéficie l'église orthodoxe est à rapprocher de l'ignorance stupéfiante dont font preuve les Roumains quand on visite avec eux une église ou que l'on évoque leur calendrier liturgique: quarante ans d'anticléricalisme sont passés par là.
Toutefois, la situation présente des aspects positifs.
C'est ainsi que la scolarisation est généralisée et de bon niveau. En math par exemple, matière dans laquelle une bonne connaissance de la langue n'est pas indispensable pour porter un jugement, les programmes traités dans les manuels des lycées semblent d'un niveau supérieur à celui de l'enseignement français, quoique traitant surtout des math "classiques". La connaissance des langues étrangères est développée, l'anglais faisant en ce moment une percée spectaculaire. C'est ainsi également que le chauvinisme outrancier du régime défunt a laissé des traces. Le sentiment national est toujours très vif : on vous cite par exemple telle phrase prononcée par Mitterand en Hongrie et qui aurait heurté les oreilles roumaines toujours chatouilleuses quand il s'agit du voisin de l'ouest. On revendique haut et fort l'excellence de tel matériel mis au point dans le pays ou de telle étude géotechnique complexe. En revanche, cela engendre -semble-t-il- une solidarité nationale certaine et l'espoir que les efforts conjugués de tous amèneront à une amélioration de la situation.
Et c'est là en fait toute la différence avec les pays en voie de développement. La Roumanie n'est pas un pays sous-développé, quel que soit par ailleurs son PNB par habitant (le Koweit est beaucoup plus riche). Les Roumains ont pris conscience que le développement collectif et individuel est au bout des efforts consentis et à consentir (ce qui n'est sans doute pas dans la conscience du Koweitien moyen). Le sous-développement est en voie de régression dès lors que les gens ont saisi dans leur intellect que de nouveaux modes de vie, de production de biens et de services vont permettre, à plus ou moins longue échéance, d'améliorer les conditions d'existence. Je ne peux m'empêcher de faire le parallèle avec mes compatriotes paysans bretons qui, après des décennies de stagnation, alors même que tous les éléments permettant d'améliorer leur sort existaient depuis de nombreuses années, sont brusquement sortis de leur léthargie vers 1950 en prenant conscience que leur situation pouvait s'améliorer. Dès lors, l'utilisation des outils techniques, financiers et organisationnels à leur disposition allait faire passer la province au rang de première région agroalimentaire du pays en moins de deux générations. On peut souhaiter que la Roumanie, qui semble avoir touché le fond de sa récession, va commencer à avancer à grands pas vers l'avenir meilleur auquel elle peut prétendre. C'est dans ce contexte que des associations comme HSF peuvent apporter leur concours, concours fort différent -on le voit- de celui qu'il s'agit d'apporter à un pays vraiment sous-développé, là où il s'agit de créer d'abord l'étincelle de la prise de conscience du sous-développement.
Les adductions d'eau rurale
Les projets
Le technicien occidental ne manque pas d'être frappé par certains aspects des projets d'alimentation en eau des communes rurales. Cela résulte, semble-t-il, d'une part de la lourdeur des normes anciennes établies pour des agglomérations urbaines et décalquées sans adaptations aux petites communes rurales, d'autre part de l'absence de réflexion de la part des bureaux d'études qui savent que leur véritable client est l'administration dont ils sont issus récemment et non la collectivité. L'Etat a édicté des normes de consommation unitaire que l'on retrouve systématiquement reproduites dans tous les projets. La connaissance de la population et du cheptel détermine donc mécaniquement les besoins en eau, sans qu'aucune réflexion soit faite sur l'évolution de ces paramètres. Une autre norme plus perverse exige que l'assainissement de l'agglomération soit entrepris dès lors que des branchements individuels sont prévus, la fourniture de l'eau à des bornes-fontaines dispensant de cette exigence. Il semble que l'on ferme les yeux sur l'exécution de cette obligation. Appliquée à la lettre, sachant que l'assainissement avec usine d'épuration coûte beaucoup plus cher que l'alimentation en eau, elle conduirait, soit à n'entreprendre qu'un nombre beaucoup plus limité de projets, soit à maintenir longtemps la fourniture de l'eau à des bornes-fontaines, c'est-à-dire à empêcher la diffusion du confort dans les logements (sanitaires, salles d'eau, lavage du linge à la machine..)
Les solutions techniques proposées ne diffèrent pas fondamentalement bien sûr de celles mises en oeuvre en Europe de l'Ouest. Les matériaux pour les canalisations sont le plus souvent l'acier et maintenant les matières plastiques. La Roumanie ne produit pas de tuyaux en fonte et elle a connu des déboires dans ses premières productions de tuyaux en PVC, ce qui l'a amenée à proposer une durée de vie pour ce matériau de dix ans seulement dans le calcul des amortissements ! Il semble toutefois que les nouvelles fabrications sont de bonne qualité. Il n'en reste pas moins vrai que le pays ne fabriquant pas la matière première pour ces tuyaux, le PVC est importé, donc au tarif occidental, ce qui en fait un matériau cher comparé à l'acier produit dans le pays. Les vannes surprennent par leur allure grossière : elles semblent provenir de la production pétrolière qui travaille en dizaine de bars ! Les projets proposent des "hydrophores", ballons contenant une réserve d'eau sous pression d'air, les réservoirs en béton armé chers à nos paysages étant rares. La stérilisation est préconisée systé-matiquement au chlore. Les installations en service visitées ne semblent pas présenter toutes les garanties en matière de sécurité. Pour des raisons mal explicitées, l'eau de javel fait l'objet de réticences. C'est pourtant le stérilisant le plus facile à mettre en oeuvre dans les petites installations. C'est même le stérilisant qui revient en force en Europe maintenant que la règlementation sur le transport du chlore et sa mise en oeuvre est devenue draconienne. Là encore, on constate le décalage de l'évolution entre l'est et l'ouest du continent.
Le financement
Les projets sont financés intégralement par les départements (judet). Ces projets sont établis par des bureaux d'études choisis par ces départements. Les communes rurales heureuses bénéficiaires reçoivent donc un exemplaire d'un projet sur la teneur duquel elles n'ont pas été consultées. Il est vrai que dans l'immédiat il est difficile d'imaginer un autre système : le budget communal est ridicule, l'autonomie des collectivités est très limitée, elles n'ont pas la capacité de contracter des emprunts dont le remboursement serait aléatoire ; enfin et surtout, l'inflation galopante conduirait, soit à rendre les annuités ridicules au fil des ans si le taux des emprunts était faible, soit à les rendre insupportables si le taux tenait compte de cette inflation. Cette situation a pour effet de rendre facile l'équilibre des comptes d'exploitation puisque les frais financiers et les remboursements de capital en sont exclus (ceux-ci ont constitué en France parfois plus des deux tiers du prix de l'eau). En revanche, puisque c'est le budget national qui finance tout, les communes bénéficiaires risquent de rester peu nombreuses, les ressources de l'Etat étant limitées et les autres besoins urgents d'équipement très nombreux. On trouve cependant des aides venant de l'extérieur, notamment à travers le jumelage des communes. A part un cas tel que celui de la commune de Ciolpani jumelé avec la commune suisse de Morges qui a permis de financer en totalité un projet par ailleurs bien adapté, la participation reste nécessairement limitée, s'agissant de communes rurales européennes de petite importance.
La gestion du service de l'eau
Une fois les investissements réalisés se pose le problème
de la gestion du service. Les collectivités rurales n'ont aucune expérience
de la gestion des services publics, les grands services publics (électricité,
gaz, transports en commun) étant nationaux et les petits (ordures ménagères
par exemple) inexistants. Des services publics d'eau et d'assainissement existent
dans les grandes et moyennes agglomérations mais leur gestion ne semble
pas un modèle d'efficacité et il semble préférable
de ne pas s'en inspirer. D'autant qu'un petit service public n'est pas le modèle
réduit d'un service public de grande taille. Les communes rurales semblent
avoir fait le choix de gérer elles-mêmes leur service en régie
municipale, ce qui semble la solution la meilleure puisqu'il n'existe pas de
sociétés privées spécialisées pour cette
tâche. Il est vraisemblable d'ailleurs que les dites sociétés,
quand elles se créeront, chercheront d'abord à exercer leur activité
dans les grandes agglomérations avant de s'intéresser aux petits
services. La dernière mission a été l'occasion de fournir
quelques indications sur l'organisation de telles régies : au plan technique,
administratif et comptable. Les collectivités ont été très
réceptives aux premiers conseils fournis et satisfaites de voir exposés
les problèmes auxquels elles vont être affrontées. Avant
tout, il faut faire à la fois simple et rigoureux : personnel réduit,
tarification forfaitaire, facturation mensuelle, mise en place de procédures
de contrôle technique et comptable fiables. Comme souligné ci-dessus,
du fait qu'il n'y a pas à prendre en compte d'annuités de remboursement
d'emprunts, les dépenses principales sont des dépenses courantes
d'exploitation. Toutefois, le principe de constituer des réserves dès
le départ pour pourvoir au remplacement des matériels à
durée de vie courte a été admis. Il importe cependant d'éviter
d'inciter la commune à constituer des réserves trop importantes
tant que l'inflation sera élevée afin qu'elle ne soit pas déçue
de voir le pouvoir d'achat de ces réserves fondre au fil des années,
voire des mois en ce moment. Ces principes admis, les charges essentielles sont
constituées par les salaires et l'énergie électrique, c'est-à-dire
deux postes liés, le premier au niveau général des revenus
des abonnés, le second à une dépense à laquelle
ils font face eux-mêmes. Les tarifs auxquels on aboutit sont donc acceptables
si on les compare à d'autres dépenses des ménages, dont
certaines telles que l'alcool ou les cigarettes sont moins indispensables. Le
seul problème pour les abonnés, s'agissant d'une dépense
nouvelle, sera d'ouvrir dans leur budget un poste jusque là inexistant.
On peut signaler à nouveau le cas de Ciolpani où la gestion va être prise en charge bénévolement par l'association locale qui est liée avec Morges. Il s'agit là essentiellement de main d'oeuvre bénévole. Les autres frais d'exploitation sont particulièrement réduits. L'eau sera gratuite : les frais de recouvrement des abonnements auraient dépassé de loin les autres dépenses. Il a donc été admis que la commune prendra directement à sa charge les dépenses que le bénévolat ne peut assumer. Il faut cependant être conscient que ce bénévolat a des limites qui seront dépassées le jour où les ménages auront des branchements particuliers, ce qui impliquera de revenir à une gestion classique.