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PARLONS d'EAU... PARLONS d'HOMMES

Nul n'ignore aujourd'hui que l'heure est au désengagement de l'Etat et à la privatisation. En matière d'irrigation -qu'il s'agisse des périmètres irrigués très récents du Nordeste brésilien, des rizières et cultures maraîchères de la vallée du fleuve Sénégal, ou des périmètres anciens établis par les Anglais au Pakistan- les paysans du monde n'échappent pas au mot d'ordre des Institutions internationales et se trouvent donc confrontés, avec plus ou moins d'enthousiasme, aux processus de transferts de responsabilités et aux investissements privés.

Loué soit celui qui lança le premier l'idée de Water Users'Associations (Association des Usagers de l'Eau), on ne voit aujourd'hui que par elles. Si le concept est récent, rappelons que le principe organisationnel qui le sous-tend existe depuis des décennies, notamment en Egypte, où les paysans, laissés entièrement libres de répartir la ressource précieuse entre eux, se sont regroupés dès la fin du siècle précédent autour de machines élévatoires collectives. Prenez un groupe de paysans, élisez un président, un trésorier, un secrétaire, dotez-le d'une machine à irriguer dont le fonctionnement, la maintenance et l'entretien sont à sa charge, ajoutez une bonne dose de démocratie et le tour est joué : la relève est assurée!

Devant les premières difficultés pratiques -Noël Boutier dans le dernier numéro de Grain de sel (mars 97) écrit : "On a créé un peu partout des fédérations sans expliquer leur sens véritable" et plus loin, "le problème essentiel est lié à l'absence de règlement intérieur dans les organisations"- on parle d'instituer des règles : règles de distribution, règles de partage de l'eau, modes de règlement des conflits, etc...

Mais que le périmètre irrigué ait été mis en place il y a dix ans ou il y a cent ans, ces règles existent déjà. Dans un cas, elles auront été établies pour l'activité agricole, dans l'autre elles auront été tirées du fonctionnement villageois, mais dans tous les cas on ne saurait faire table rase de l'existant. Toute la difficulté de l'exercice réside dans la prise en compte de cet existant. Il ne s'agit pas de chercher à imposer un modèle théorique, global et qui est plus idéaliste, mais de composer avec ce qui existe pour parvenir à une solution la plus proche de l'idéal recherché. Ce thème est fondamental car fédérateur : Il postule que les paysans sont les premiers concernés par les aménagements et ne sauraient être écartés des négociations préalables à l'élaboration et à la mise en place du projet1, c'est une évidence aujourd'hui

Corollaire du précédent, il n'existe pas de formule "standard"pour la gestion d'un projet par une Association d'Usagers de l'Eau. Une des conclusions du 16è Congrès international des Irrigations et du Drainage, qui s'est déroulé au Caire en septembre 96, porta sur ce point. Une des recommandations finales soulignait le besoin international d'en savoir plus à propos de la participation des exploitants agricoles. Il insiste sur la complexité des structures paysannes traditionnelles : souvent réservés, apparemment dociles, toujours méfiants et sceptiques, les paysans sont bien des acteurs, voire des créateurs2, avec leurs contraintes, leurs stratégies, leurs normes et leurs règles. Il serait bien illusoire, et surtout bien navrant, de vouloir ignorer ces héritages historiques que sont les dynamiques locales3.

A titre d'exemple, qu'il s'agisse de la société hiérarchique égyptienne, de la société maghrébine à base égalitaire théorique ou des sociétés de classe indienne ou pakistanaise, la démocratie est un leurre. Avant de s'offusquer au nom des droits de l'homme, réfléchissons sur la démocratie dont nous voulons parler lorsque, sous prétexte d'économie d'échelle et de rentabilité, on accule les paysans sans terre et petits propriétaires terriens à abandonner leurs activités agricoles. En bref, gardons à l'esprit que la stratégie collective est loin de correspondre à la somme des stratégies individuelles. Le temps de mise en place du projet n'est pas celui au terme duquel le fonctionnement théorique est atteint, mais bien celui nécessaire aux bénéficiaires pour se réapproprier le projet, c'est-à-dire le relire, le modifier selon leurs avantages qui ne sont pas souvent ceux envisagés par les aménageurs (privés ou publics).

L'exemple qui suit illustre l'effet pervers décrit par Crozier et Friedberg en 1977 dans L'acteur et le système (éditions du Seuil) : dans le delta du Nil, une expérience réussie de transfert de gestion d'un périmètre irrigué à la charge des usagers a rapidement abouti à l'inverse du résultat escompté. Une meilleure communication entre les usagers et un autocontrôle fort ont effectivement mené à une amélioration de la coordination entre irrigants et autres utilisateurs, c'est-à-dire à des économies d'eau et à une plus grande fiabilité de la desserte en aval. Peu de temps après, ces mêmes usagers constatant une augmentation des volumes en eau disponibles dans le canal, décidaient de passer à des cultures plus rentables, principalement le riz... Résultat : en aval, la disponibilité en eau est diminuée... Les utilisateurs ont bien compris les "avantages" du projet.

Florence PINTUS avril 1997

Pour en savoir plus sur la question, consulter les Actes du séminaire de Niamey sur "les conditions d'une gestion paysanne de l'irrigation en Afrique de l'Ouest"

PARLONS... PARLONS d'EAU... PARLONS d'HOMMES

1 Quel beau thème que celui de la participation paysanne et que d'obstacles il génère !

2 expression de M. Antonio ONORATI, président de l'ONG CROCEVIA, lors du séminaire international sur "Agriculture et Développement durable en Méditerranée" organisé par Agropolis et l'ADEME à Montpellier du 10 au 12 mars 1997.

3 A ce sujet, lire Hervé Rakoto Ramiarantsoa, 1997, Paysanneries et recompositions de campagne en Imerina (Madagascar, éditions de l'ORSTOM, Paris ; prix Tropiques de la Caisse française de Développement)