LETTRE de HAÏTI
Un couple de jeunes amis travaillant sur des projets de développement1 sont "rentrés au pays" et nous envoient un écho de la situation générale et de leur adaptation à cette nouvelle vie.
D'abord quelques nouvelles du pays... Nous avons du mal à comprendre ce qui nous accroche tant à ce petit coin de terre où tous les problèmes qu'on peut imaginer s'entrecroisent, s'enchevêtrent comme s'ils s'étaient donnés rendez-vous ici en cette fin de siècle. Nous avons retrouvé Haïti dans un état de dégradation caractérisé... Les villes explosent littéralement sous la pression démographique avec les mêmes infrastructures qui autrefois desservaient une population huit à dix fois inférieure. Les trottoirs sont envahis par les marchands et accueillent les stands de toutes sortes. Les rues et les routes sont défoncées. Les services de base comme le ramassage d'ordures ménagères sont totalement inadaptés. Un urbanisme anarchique se développe à grande échelle pour pallier le manque de logements. L'eau et l'électricité arrivent tous les St Sylvestre. Les campagnes, à l'inverse, se sont vidées à une vitesse affolante. Les paysans n'arrivent plus à vivre des produits de leurs champs. Beaucoup de produits alimentaires que l'on trouve dans le pays viennent maintenant des USA et, depuis peu, de St Domingue et sont vendus à un prix moins élevé que les produits du pays. La production locale n'est plus concurrentielle. Les paysans délaissent donc les campagnes pour aller à la recherche du salut ailleurs. Les signes de délabrement et de détresse sont partout. Très nombreux sont les petits gosses qui font la manche ou fouillent dans les décharges. La nuit, pas mal de gens dorment sur les trottoirs. D'autres habitent dans des espèces de baraquements faits avec des morceaux de tôle, de bois, de carton ou de tissu... Ces quartiers sont surpeuplés et, bien sûr, sans aucune hygiène. Et à côté de ce triste spectacle, on peut aussi observer une multiplication des grosses voitures 4*4, de villas luxueuses, d'antennes paraboliques et d'autres signes de richesse qui font le contraste avec la situation de la grande majorité. Il est évident que tout le monde n'est pas logé à la même enseigne !
Sur le plan politique, le mécontentement gagne du terrain dans presque toutes les couches sociales. On reproche surtout au gouvernement d'être incapable d'arrêter la hausse des prix, notamment des produits alimentaires, qui pénalise en premier lieu les petites bourses et de ne pas avoir une politique claire dans le traitement des grands dossiers comme l'éducation, la réforme agraire, la lutte contre le chômage et donc contre la pauvreté, l'alphabétisation, les enquêtes sur les crimes du coup d'Etat et la justice sociale. Tout tourne en rond comme si la machine n'avait pas de pilote. On vient tout juste de célébrer la première année de l'arrivée au pouvoir du Président Préval et les résultats sont loin de déclencher les compliments. Ensuite, le clientélisme, la corruption, que jadis, on reprochait aux autres, sont toujours présents dans l'administration publique. Et il faudrait ajouter une nouveauté : les salaires énormes des fonctionnaires et des élus ! Ce qui fait dire aux gens des rues "qu'autour de la table2, il y a trop de grands mangeurs" Cette expression a fait fortune dans les textes des chansons de Carnaval. C'est vrai que nous avons du mal à percevoir dans les faits les actions du gouvernement pour améliorer les conditions de vie de la population. Les dirigeants sont manifestement plus soucieux de satisfaire les institutions internationales que de répondre aux besoins urgents des couches sociales défavorisées. Et pourtant la société civile est prête à se mobiliser ! Les idées, les projets naissent de partout, il y a une intense activité, une grande effervescence dans le pays ! On espère encore en des lendemains meilleurs. Développement et démocratisation sont sur toutes les lèvres et dans tous les discours officiels. Beaucoup d'Haïtiens de la diaspora sont rentrés ou viennent régulièrement entreprendre des activités dans le pays. Les groupements populaires, les organisations paysannes ne manquent pas d'initiatives pour trouver des solutions à leurs problèmes. Et dans tous les domaines, il y a une demande intense de soutien de l'Etat pour stimuler, encadrer, encourager et accompagner ces initiatives... mais cette demande ne semble pas actuellement trouver de réponse. Le gouvernement dans ses paroles n'arrête pas de déclarer ses bonnes intentions pour le développement et la modernisation du pays au profit de tous... Il faudrait maintenant que les actes suivent !
Comment nous nous sommes adaptés à notre nouvelle vie... Le décalage est immense entre ce qu'on a l'habitude de vivre en France et ce que nous vivons ici. Tout est tellement différent. Pour Marie surtout, il faut essayer de comprendre au mieux ce qui l'entoure : observer et découvrir la façon dont les gens vivent, travaillent, réagissent. Il faut accepter de perdre ses repères, avoir le courage d'en construire de nouveaux et puis reconnaître que cette adaptation ne peut se faire du jour au lendemain, qu'il faut de la patience, beaucoup d'humilité et d'esprit d'ouverture. Ce n'est pas facile tous les jours. Heureusement que nous sommes deux, nous essayons ensemble de décrypter ce que nous voyons ou entendons, de mieux comprendre ce qui se passe pour être le plus près possible de ce que vivent et ressentent les gens. ...Et puis, ce qui est le plus difficile à vivre, c'est cette misère quotidienne si grande... On se sent à la fois révolté et impuissant devant tant de pauvreté. Alors on voudrait pouvoir donner des coups de main partout, on voudrait que les choses changent vite... En tous cas, nous n'avons aucun regret d'avoir choisi d'être ici. Nous espérons pouvoir apporter notre modeste participation à ce qui se construit lentement dans le pays. Nous avons beaucoup à recevoir et à apprendre ici. Merci d'avoir partagé un petit peu de notre vie en Haïti.
Marie-Pierre FRESSOZ Jean Paul PIERRE Cap Haïtien, le 12/2/97
1 Jean- Paul est originaire de Haïti ; Marie-Pierre y a travaillé plusieurs années comme assistante sociale avec Emmaüs International.
2 La table était le symbole de l'organisation politique Lavalas aux dernières élections présidentielles.