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Le veau d’or

Le directeur financier d’une entreprise multinationale me montra un jour la série de transparents qu’il expliquait aux cadres de sa société. Pour que l’entreprise vive, expliquait-il, il lui faut des capitaux, c’est-à-dire des actionnaires. Mais pour que les gens achètent des actions, il faut que celles-ci leur rapportent au moins autant que les obligations d’Etat, soit 7 %. Elles doivent même rapporter davantage car la firme est soumise à des risques. Disons donc 10 %. Mais il faudrait 15 % et davantage si les risques étaient plus grands. En conséquence, la survie de l’entreprise appelle des plans sociaux et des restructurations : licenciements, délocalisations, surcroît de travail pour ceux qui restent, peur de l’avenir et stress pour tout le monde, chômage et exclusion.

Le directeur financier est lui-même bien placé pour le savoir: à la suite d’une fusion de son entreprise avec une plus grosse, il vient d’être licencié !

Le responsable d’une autre entreprise m’a expliqué comment celle-ci vient d’être rachetée par des anglo-saxons. Jusqu’ici, l’entreprise marchait bien ; on travaillait sans exagération ; il y avait parfois des tensions : on faisait grève, on négociait, on s’arrangeait. Mais aujourd’hui, les nouveaux propriétaires n’ont qu’un objectif : le rendement des actions. Il leur faut 18 % pour l’année qui vient et ils exigent déjà 28 % pour l’année suivante. Les possibilités offertes à la spéculation par les réseaux mondiaux de la “sphère financière” accélèrent la valse des transactions.

Selon Robert Reich, conseiller de Clinton, aux Etats-unis en 1966, 776 millions d’actions avaient été échangées à la Bourse de New York, soit 12 % des actions en circulation, et chacune avait été détenue en moyenne 8 ans. En 1988, au sommet du boom, 900 millions d’actions changeaient de propriétaire chaque semaine, 97 % des actions étaient échangées durant l’année. J’ignore où on en est aujourd’hui. Il y a tout lieu de penser que le mouvement s’est accru. Tout cela au profit des fonds de pension qui permettent aux vieillards d’exploiter les jeunes gens, et à tous de fabriquer de la pauvreté et de l’exclusion, nationale et internationale.

Le chômage a certes plus d’une cause. Mais il n’a aucune chance de se tarir aussi longtemps que la volonté de gagner le plus d’argent possible restera le moteur essentiel de l’économie mondiale. Cet objectif échappe au pouvoir des individus, et même à celui des managers qui se font muter s’ils ne satisfont pas les porteurs d’action qui les commandent.

Les responsables politiques eux-mêmes sont impuissants devant la lourdeur massive du système ; monsieur Chirac n’a pas le pouvoir de brider une société dont le siège est à Tobago, les ateliers aux Philippines, les bureaux à Paris et les magasins dans 30 pays. Il faudrait des accords mondiaux grâce auxquels les pays subordonneraient leurs intérêts particuliers à l’intérêt général. Or le plus fort de tous les pays ne cesse de faire le contraire et il a des émules en Europe.

Malgré tout, une certaine prise de conscience se fait jour. Bien que l’économie s’attarde au libéralisme du XIXè siècle, certains penseurs commencent à se rendre compte que l’argent n’est qu’un moyen et qu’il faut en soumettre l’usage aux conditions de la justice et de la solidarité. Plus la situation se détériorera et plus la prise de conscience grandira.

Cependant, rien n’empêche chacun de tirer quelques conséquences de la transformation nécessaire des mentalités et des comportements : l’argent est-il pour nous un objectif ou un moyen? On ne dépense pas l’argent seulement parce qu’on en a. Et même si on sait à quelle fin on l’utilise, c’est au prix de quelles conséquences, bonnes ou mauvaises, et pour qui ? Avons-nous quelqu’idée politique des orientations à donner à l’économie ?

Les limites de notre pouvoir ne manqueront pas de s’imposer assez vite. Raison de plus pour l’exercer personnellement et ensemble autant qu’il est possible.

Jean MOUSSE.